Habiter la ville de demain : le vivre ensemble, un idéal à géométrie variable

L'aspiration au vivre ensemble, doublée d’un fort ancrage local, s'exprime depuis quelques années à travers le développement de l’habitat participatif, des tiers lieux ou des espaces de coworking. La crise sanitaire a encore renforcé cette tendance. Mais dans la pratique, ce vivre ensemble recouvre des significations très différentes.

Publié 26.10.2021

Coliving, tiers-lieux, habitat participatif. L’époque est à la recherche d’expériences collectives qui se traduisent dans le renouvellement des manières de consommer, de travailler ou d'habiter. Cette soif de « vivre ensemble » se double, sur fond de crise sociale et de crise climatique, d’une volonté d’un recentrage sur le local. La « ville du quart d’heure », chère à l’urbaniste Carlos Moreno, où l’on peut tout faire à côté de chez soi – ses courses, travailler, s’amuser, se cultiver, faire du sport, se soigner… – à pied ou à vélo, a notamment inspiré Paris. La ville de demain, plus durable, se rêve comme un archipel de quartiers connectés.

Une juxtaposition de « villages » pour citadins en mal de verdure. La crise sanitaire, marquée par les confinements et le télétravail, a encore renforcé cette aspiration. À cette occasion, une partie des habitants a redécouvert les joies du commerce de proximité et le plaisir d’échanger avec ses voisins. En pointant le rôle-clé des travailleurs de l’ombre – femmes de ménage, aide-soignants, éboueurs... –, la crise sanitaire a aussi rappelé qu’une ville avait besoin de toutes les catégories socio-professionnelles pour fonctionner.

Le « vivre ensemble », au cœur de l’urbanisme

Morgan Poulizac, urbaniste et enseignant à Sciences Po
Morgan Poulizac, urbaniste et enseignant à Sciences Po

Le concept de vivre ensemble n’est pas nouveau. « Toute l'histoire de l'urbanisme est une affaire d’organisation de l’espace et du vivre ensemble », analyse Morgan Poulizac, urbaniste et enseignant à Sciences Po. Toutefois, l'histoire a montré que la réponse apportée n’est pas la même selon les cultures. Quand la tradition anglo-saxonne a opté pour une gestion séparée selon les ethnies et les classes sociales, les pays latins ont davantage cherché à organiser le mélange des populations. En France, l’idéal de mixité sociale, porteuse de richesse défendue par Le Corbusier, reste une référence centrale dans la fabrique de la ville contemporaine.

C’est la volonté d’imposer un pourcentage minimal de logement social dans les communes de plus de 1 000 habitants, de concevoir des espaces publics inclusifs et accessibles, ou à l’échelle du quartier ou du bâtiment, de favoriser la mixité des usages et des publics. Dans le résidentiel comme dans l’immobilier de bureaux, l’heure est à la mutualisation des espaces de vie : laveries, cuisines, mais aussi salles de jeux, terrasses, potagers à vocation participative. Un moyen de faire des économies sur les opérations, tout en offrant de nouvelles opportunités aux habitants, en phase avec leur désir de vivre ensemble.

Cette réflexion s’accompagne aussi d’un souci grandissant d’associer les habitants à la conception des lieux. « En France, cela commence doucement dans le cadre de la construction neuve ou des grandes opérations, mais à Copenhague, on ne monte pas un projet sans créer un comité d’habitants », poursuit Morgan Poulizac.

La Scandinavie, qui abrite d’ambitieux projets d’habitat participatif – plus de 10 % de la population est concernée au Danemark –, est l'une des régions pionnières. Dans certains projets, les habitants s’engagent même à participer à la vie commune à travers des sortes de contrats. La cogestion des espaces est un moyen de favoriser le « vivre ensemble ». « Des études ont montré qu’au Danemark, les gens qui vivent dans ce type de logements collectifs, et notamment les personnes âgées, se sentent mieux protégés, et bénéficient d’un meilleur suivi sur le plan médical », souligne Morgan Poulizac.

L’envolée du coliving et du coworking

L’essor du marché du coliving dans les grandes villes, en réponse à l’envolée des loyers, est une des autres facettes de ce nouveau vivre ensemble. Aux Etats-Unis, des entreprises rénovent des immeubles entiers dans lesquels elles créent des chambres avec toilettes, et des grands espaces partagés qu’elles louent ensuite à un public d'étudiants ou des jeunes actifs.

Sur le marché de bureau, cette aspiration se lit à travers la multiplication des espaces de coworking, facilement accessibles à vélo ou par les transports publics. Une tendance qui devrait continuer de s’affirmer avec le développement du travail indépendant et du télétravail. Mais la formule se heurte encore à la rigidité du marché de bureaux et à la difficulté d’animer la communauté.

Certaines villes, comme Massy, Rennes ou Lille, qui cherchent à attirer une nouvelle population de cadres, tentent de trouver un nouveau modèle économique pertinent. La solution peut passer par la création d’une foncière qui se porte acquéreuse de bâtiments qui seront ensuite loués. « C’est un peu plus cher pour la collectivité au départ, mais c’est un modèle économique plus soutenable, qui permet de garantir des locations moins chères aux utilisateurs », décrypte Morgan Poulizac.

"Un vivre ensemble entre soi”

Très séduisants sur le papier, les concepts de vivre ensemble et de mixité sociale se heurtent pourtant à plusieurs difficultés sur le terrain. D’une part, le désir très humain de disposer de son propre espace, symbolisé en France par le rêve de la maison individuelle, et d’autre part, la difficulté à cohabiter avec des personnes issues de milieux culturels ou sociaux différents du sien. « Les habitants sont prêts à connaître leurs voisins mais à condition de partager avec eux un capital social et culturel, et que leur sphère privée soit préservée. Le vivre ensemble est d’abord une volonté de vivre entre soi », commente Morgan Poulizac.

La plupart des projets d’habitat participatif ou les résidences partagées attirent ainsi une population socialement très homogène : des familles avec enfants issues des classes moyennes, des seniors, etc.

De même que les programmes de coliving s’adressent aux jeunes actifs de moins de 35 ans, de l’économie créative.

L'essor des gated communities est un autre signe, selon Morgan Poulizac, de ce besoin d’entre-soi. Ces quartiers résidentiels fermés, nés en Amérique latine pour protéger les classes supérieures des favelas, sortent de terre aux quatre coins du globe. « Au-delà du niveau de vie, ce que vous partagez, c’est un ensemble de valeurs et traits culturels », poursuit Morgan Poulizac. Toutes les couches de la population sont concernées par ces nouvelles formes d’entre-soi.

Plusieurs de ces communautés fermées ont déjà vu le jour dans le Sud de la France, notamment à Toulouse. Cette tendance devrait encore s’amplifier : « On entre dans une ère de défiance réciproque, qui, en ville, va se traduire par une plus grande clôture entre vie publique et vie privée », assure Morgan Poulizac.

Quelle que soit la forme et l'ambition de ces nouveaux ensembles immobiliers, nos interactions avec la ville de demain devraient donc continuer de se transformer, à mesure de la redéfinition des espaces publics, privés, voire hybrides. À suivre...

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